« Celui qui affronte les plus grandes épreuves avec foi en la réussite est véritablement courageux. »…
L’Arménie, avec ses provinces naturellement délimitées par des chaînes de montagnes et des bassins fluviaux, et tout le Haut-Plateau arménien, par sa géographie et son histoire, a contribué à forger l’identité et le caractère de la nation arménienne. Cependant, la culture arménienne, enracinée dans une vision nationale unique, a souvent été bouleversée par des influences extérieures et des événements politiques.
« La vie spirituelle du peuple arménien a traversé de nombreuses ruptures brutales et des bouleversements inattendus, si bien qu’elle a parfois été complètement interrompue, rompant tout lien avec les époques antérieures. Les bouleversements politiques dévastateurs brisaient si violemment la chaîne de continuité historique que les générations suivantes se retrouvaient souvent aussi ignorantes et désorientées vis-à-vis du passé récent que nous pouvons l’être aujourd’hui. La fragmentation du pays et les interruptions répétées du cours normal de la vie rendaient presque impossible l’élaboration et la transmission de traditions communes. Mais chaque fois que les tempêtes politiques s’apaisaient, que les périodes d’épreuves s’atténuaient et que la vie retrouvait une certaine stabilité, l’intérêt pour le passé se réveillait. On se lançait alors dans l’étude des vestiges préservés des époques troublées pour essayer de renouer le lien avec les temps anciens et donner du sens au présent à travers le passé. » (Nikoghayos Adontz)
Dans Sur les Guerres de Procope de Césarée, historien byzantin du VIᵉ siècle, se dévoilent des scènes de batailles sanglantes des temps anciens : des armées innombrables vêtues de cuirasses et de casques de fer, le bruit assourdissant des armes et des pluies de lances, des soldats prenant d’assaut les remparts ennemis, et des jarres d’argile pleines de soufre et de bitume enflammé transformant en brasier les béliers et les assiégeants.
Il évoque également les vérités transmises par les anciens : « Le courage appartient à celui qui supporte les plus dures épreuves avec l’espoir de triompher. » « Chercher la mort sous couvert de bravoure est une folie pour ceux qui réfléchissent. »
En plus de ses récits de témoin direct, Procope s’est appuyé sur des sources écrites en grec, en latin et dans d’autres langues. Parmi les ouvrages qu’il cite, L’Histoire des Arméniens revient à plusieurs reprises.
Il mentionne aussi un épisode bien connu que l’on trouve chez Phaustos Buzand (IV, 54). Cet épisode raconte l’histoire du roi perse Chapouh et du roi arménien Arshak II, où le souverain perse est désigné sous le nom de « Pakour ». « Une guerre non déclarée, qui dura trente-deux ans, opposait les Perses et les Arméniens sous le règne de Pakour, roi des Perses, et d’Arshak Arshakouni, roi des Arméniens. La longueur de ce conflit infligea des pertes considérables aux deux parties, mais les Arméniens en souffrirent particulièrement. La méfiance mutuelle devint si profonde qu’aucune négociation ne pouvait être envisagée. C’est alors qu’un conflit éclata entre les Perses et un autre groupe de barbares vivant près des Arméniens. Dans un geste de bonne volonté envers les Perses et pour démontrer leur désir de paix, les Arméniens organisèrent une attaque surprise contre le territoire de ces barbares (après avoir informé les Perses à l’avance) et exterminèrent presque tous les hommes de l’ennemi. »
Pakour, ravi des actions entreprises, envoya des émissaires parmi ses grands nobles à Arshak pour lui témoigner sa fidélité et l’inviter à le rejoindre. Lorsqu’Arshak arriva, Pakour l’accueillit chaleureusement, le traitant comme un frère et son égal. Ensemble, ils prêtèrent un serment solennel : les Perses et les Arméniens seraient désormais amis et alliés. Après cela, Pakour laissa Arshak retourner dans son royaume.
Cependant, peu après, certains accusèrent Arshak de préparer une révolte. Pakour crut à ces calomnies et fit aussitôt convoquer Arshak, prétendant vouloir consulter son avis sur diverses affaires.
Arshak, sans hésiter, répondit à l’appel et se rendit chez Pakour, accompagné des meilleurs guerriers arméniens, ainsi que de Vasikios (Vasak Mamikonian, selon le traducteur), son général et conseiller, connu pour sa bravoure et sa sagesse. Pakour accusa ouvertement Arshak et Vasikios de trahir leur serment et de planifier une rébellion. Les deux hommes rejetèrent fermement ces accusations, jurant de leur innocence et affirmant qu’ils n’avaient jamais eu une telle intention.
Pakour, ayant d’abord emprisonné Arshak et Vasak, consulta les mages sur la manière de procéder. Les mages lui expliquèrent qu’il serait injuste de les condamner sans aveux clairs et suggérèrent de les pousser à se trahir eux-mêmes.
Leur plan consistait à couvrir le sol de la tente royale de fumier : une moitié de provenance perse, l’autre arménienne. Pakour suivit leurs instructions. Les mages pratiquèrent ensuite des incantations autour de la tente et proposèrent au roi de s’y promener avec Arshak, en présence des mages comme témoins, tout en l’accusant de briser leur alliance et de causer des malheurs à leurs deux peuples.
Lorsqu’ils marchèrent sur le sol recouvert du fumier perse, Arshak nia toutes les accusations avec force, jurant sa loyauté envers Pakour. Mais en atteignant la partie arménienne, il devint soudain provocateur. Il se mit à menacer Pakour et les Perses, promettant de se venger une fois libre. Puis, de retour sur le fumier perse, il reprenait un ton humble, déclarant être un fidèle serviteur.
Cette alternance continua, et sur le sol arménien, Arshak ne se retint plus, laissant échapper des menaces explicites et des paroles agressives. Après cette étrange scène, les mages déclarèrent Arshak coupable de parjure et de trahison.
Pakour ordonna alors l’exécution de Vasak Mamikonian, dont la peau fut écorchée, remplie de paille, et suspendue à un arbre. Quant à Arshak, en raison de son sang royal, il fut emprisonné dans la forteresse d’Anhouch, lieu destiné aux prisonniers de haute lignée.
« Un jour, un Arménien, proche compagnon d’Arshak exilé en Perse, prit part à une campagne militaire persane contre un peuple barbare. Ses actes de bravoure au combat furent si éclatants qu’il contribua directement à la victoire des Perses. Admiratif, Pakour lui accorda le droit de demander ce qu’il souhaitait, promettant de satisfaire son vœu.
L’Arménien demanda simplement une chose : passer une journée au service d’Arshak. Cette requête embarrassa Pakour, car elle exigeait de briser une ancienne loi. Toutefois, pour honorer sa parole, le roi accepta.
Ainsi, l’Arménien entra dans la forteresse d’Anhouch, embrassa Arshak, et, ensemble, ils pleurèrent leur destin, s’étreignant avec douleur. Après ce moment d’émotion, l’Arménien lava Arshak, l’habilla de vêtements royaux et l’installa sur un trône. Arshak, reprenant son rôle de roi selon les anciennes traditions, organisa un banquet pour les convives présents.
Durant le repas, les toasts et les conversations réjouirent profondément Arshak, et la soirée, dans l’ivresse et la camaraderie, se prolongea tard dans la nuit. À la fin, Arshak déclara que cette journée était la plus belle de sa vie, car il avait retrouvé son ami le plus cher, mais qu’il ne pouvait plus supporter les douleurs de la vie.
Après ces paroles, il se suicida à l’aide d’un couteau dissimulé pendant le banquet, mettant ainsi fin à son existence. » (Sur les Guerres, Livre I, Chapitre 5)
Entre les ambitions expansionnistes de Byzance et de la Perse, le peuple arménien s’est battu avec héroïsme pour protéger son indépendance, son identité et sa culture. Ces siècles de résistance face aux invasions et aux violences ont entraîné de lourdes pertes. Mais, porté par le rêve de restaurer la gloire d’autrefois et de raviver les traditions brisées, l’Arménie n’a jamais cessé de lutter.
…«Sous le roseau, de la fumée s’élevait. Sous le roseau, une flamme jaillissait, Et de la flamme surgissait un jeune homme blond»…
Avec l’incroyable clairvoyance de Khorenatsi, les lignes mentionnées plus haut, tirées de la célébration de la naissance de Vahagn, encapsulent une sagesse ancienne avec une profondeur fascinante.
Le feu, la fumée, et la flamme sacrée (associée au soleil et à la lumière) étaient vénérés par nos ancêtres comme source de vie et énergie créatrice, incarnés dans les grandes figures divines du panthéon arménien, telles que Chanti, Pailak (connues également sous les noms de Teshub ou Tarku-Tork dans la mythologie, et dans la littérature, divinité du tonnerre et de l’éclair, équivalent de Zeus ou Jupiter, puis assimilées à Aramazd, Mihr, Vahagn).
Ces traditions, bien qu’altérées par le passage des millénaires, demeurent vivantes dans nos fêtes et rituels d’aujourd’hui.
Dans nos foyers ancestraux, la bénédiction « Que ton foyer soit florissant ! » résonne encore, véhiculant le message de garder la flamme du foyer allumée, transmis de génération en génération par le rituel de la fumée montante.
Les terres mentionnées comme Pays du Feu dans les inscriptions antiques – Nairi (Mitanni, plus tard Ourartou/Biainili) – brillaient autrefois des feux sacrés de leurs temples. Aujourd’hui encore, leur éclat persiste dans les bougies, les veilles rituelles, et les torches utilisées pour des cérémonies modernes.
Avec des variations subtiles…
Dans le monde antique, le Feu Céleste a peu à peu laissé place à la symbolique de la Lanterne. Cette dernière joue un rôle central, par exemple, dans les Jeux panarméniens, où la torche allumée devient un écho des anciennes traditions olympiques du mont Olympe.
Prométhée, descendant de Japet et ancêtre mythique d’Haïk, aurait apporté le feu aux mortels après l’avoir volé aux dieux. Ce geste, porteur de connaissance et de sagesse, lui valut une punition sévère : être enchaîné à un rocher.
Ainsi, chaque progrès humain, chaque conquête de la connaissance, demande des sacrifices.
Transmettant la lumière et la chaleur du soleil aux hommes, Prométhée a contribué au développement de nombreux arts et techniques, tels que la métallurgie, l’astronomie et l’architecture. De même, dans les mythes sumériens, Enki diffusait la lumière et la sagesse grâce à Oannes, une figure mi-homme mi-poisson.
Dans les temples antiques, le feu sacré éternel était symboliquement « capturé » par des rayons solaires concentrés avec des miroirs paraboliques (skaphia).
Les athlètes portaient ensuite ces flammes, en hommage aux anciens dieux, depuis le sanctuaire d’Hestia jusqu’au lieu des jeux.
Dans une reconstitution moderne de ces traditions, on retrouve parfois des prêtresses vêtues de blanc, célébrant l’allumage des torches…
Comme l’évoquait magistralement Varoujan : « …Une lumière émergeait à travers les roseaux… »
Ci-joint, une superbe lampe à sept branches de 4 à 5 millénaires, provenant de Metsamor…
« « Oh, Maratouk ! » – c’était le cri avec lequel Moushegh Galshoyan lançait chacune de ses œuvres. À l’image des habitants de Sassoun, il puisait son inspiration dans cette montagne sacrée, implorant d’elle la force et la vigueur nécessaires pour parfaire ses écrits avec un accomplissement artistique. Il a éternisé à travers sa plume les récits et les histoires des témoins de sa patrie, les vestiges du passé et la nature, ainsi que les nobles fils de l’Arménie restés fidèles à leurs idéaux. Les destins des héros des récits de Moushegh Galshoyan sont intimement liés à leur terre et à la nature. Même au loin, ils se trouvent dans « les champs au pied de Tsovasar », sur les pentes du Maratouk ou « dans la neige des montagnes donnant sur le village », nourris par des souvenirs éclatants des « jours anciens et nouveaux, des jours recouverts de mousse », avec le langage familier et les conversations de leur terre natale, animés d’une nostalgie jamais éteinte… Et ils lèguent ce message à la nouvelle génération : « Comme un poisson, tu reviendras par le chemin que j’ai parcouru… Ce chemin, tel un fil enchevêtré entre montagnes et vallées, plein de combats et de massacres où je me suis égaré, tu le démêleras et reviendras, poisson… » Un autre exemple de cette nostalgie est l’appel d’amour des jeunes années de Zoro, interrompu de manière tragique par le génocide des Arméniens, mais qui resurgit des décennies plus tard. Cinquante-cinq ans après, alors qu’il cherchait du vin pour le mariage de son plus jeune fils, il croise par hasard, parmi les pierres fleuries du « Mont Marouta voilé de soie », « sa petite Aleï sautillant de pierre en pierre, avec une couronne de fleurs sur la tête ». »
L’Appel
« Aleeee… Aleee, mon amour, Aleeee… » Le vieillard, appuyé sur son bâton, lançait son appel mélodieux. Les agneaux étaient dispersés sur les flancs de la montagne, mais Zoro… le vieux Zoro n’était pas un berger. Il n’y avait pas de berger fixe dans le village ; chaque jour, quelqu’un prenait en charge le troupeau, et ce jour-là, c’était au tour de Zoro. Grand et robuste, Zoro, adossé à son bâton, appelait en chantonnant : « Aleeee… Aleee, mon amour, Aleeee… » Depuis le lever du soleil, il s’était appuyé sur son bâton et continuait de lancer son appel.
Ah, c’était quand… au printemps, par un matin si doux et si bleu, un monde bleu tout entier, la montagne de Marouta cachée sous un voile bleu, les vallées et les gorges baignées dans le ciel bleu, le souffle des villages accrochés aux crêtes et à l’entrée des gorges avait aussi cette teinte bleue. Le bleu se répandait dans la vallée, poussé par la respiration rapide de Talvorik… Les agneaux et les chevreaux, étalés au pied de la montagne de Marouta, dressaient les oreilles et faisaient leurs premières découvertes du monde et du printemps. Les jeunes animaux, avec leurs museaux et leurs petites langues, effleuraient prudemment les pierres, les mousses ornementées, humaient l’odeur de la terre, tressaillaient au bruissement des joncs et des épines sèches, et sautaient d’une pierre à l’autre au bruit des moineaux qui s’agitaient. Les jeunes animaux exploraient le monde et le printemps, tandis que Zoro, un garçon d’une dizaine d’années, se tenait sur un rocher teinté de bleu, tournoyait sa fronde avec force – whiii, whiii – et lançait des pierres dans le ravin.
C’était justement ce qui était fascinant : La pierre filait à toute vitesse vers le fond de la vallée, mais soudain, sa trajectoire se brisait, et la pierre, telle un corbeau abattu, tombait en battant des ailes vers la vallée. Un groupe coloré de jeunes filles cueillant des légumes s’agitait en remontant la pente. Parmi elles, il y avait la petite Aleï, sept ou huit ans, Aleï aux yeux noirs étincelants et aux deux fines tresses, Aleï aux pieds nus, avec son tablier coloré, vive comme une flamme. Comme le chevreau blanc à oreilles tachetées de Zoro, Aleï bondissait de pierre en pierre… Aleï… Elle avait tressé une couronne de fleurs et l’avait posée sur sa tête… Aleï, un bouquet de fleurs multicolores se balançant dans la brise… La petite Aleï… Et Zoro comprit soudain, sentit, qu’elle était sa Aleï, à lui et à personne d’autre, sa Aleï. Ce monde bleu était à lui, ce champ du matin, la montagne de Marouta voilée de soie, le morceau de nuage blanc tombé sur le monastère de la Vierge Marie comme une lumière, le grondement de la rivière tortueuse de Talvorik, la fumée déchirée flottant au-dessus du village, ces chevreaux et agneaux agités et bondissants étaient à lui, le soleil, le ciel, ces pierres fleuries, le rocher sur lequel il faisait tournoyer sa fronde – whooosh, whooosh, whooosh – cette fronde effrénée était à lui, Aleï… la petite Aleï avec sa couronne de fleurs, bondissant de pierre en pierre, était à lui et à personne d’autre, elle était à lui. « Aleeee… Aleee, mon âme, Aleeee… » Le vieillard, appuyé sur son bâton, lançait son appel mélodieux. Ce matin printanier était si bleu et si beau pour lui parce que l’éclipse du soleil allait venir… Ce jeune berger au manteau vert avait remarqué, ce matin-là, qu’Aleï, sa petite Aleï, lui appartenait, parce qu’il allait la perdre…
Et il la retrouva cinquante-cinq ans plus tard… Quand il mariait son plus jeune fils, Zoro décida de s’occuper lui-même du vin de la fête et, surtout, d’aller le chercher dans la plaine de l’Ararat. Lors des mariages de ses autres fils, les temps étaient durs, et il avait fait des célébrations modestes, presque des réceptions simples. Mais cette fois, grâce à Dieu, il pouvait dresser une grande table pour tout le village et les proches, avec du vin pur et exquis, venant impérativement de la plaine de l’Ararat, fait maison de préférence. Malgré les arguments de ses fils aînés, qui lui conseillaient d’acheter le vin à la cave (rien ne vaut le vin de la cave), Zoro refusa de se laisser convaincre : le vin devait venir de la plaine de l’Ararat, et c’était à lui, Zoro, de le choisir.
De bon matin, il prit place dans la voiture – son fils du milieu en possédait une – et ils descendirent vers la plaine. Ils entrèrent dans plusieurs villages, mais dans chacun, Zoro goûta plusieurs jarres de vin, sans en trouver aucune qui lui plaise. Le soir approchait, et son fils, frustré, accélérait le long de la route bordée d’arbres. Soudain, une route apparut entre les arbres, et Zoro, sans trop savoir pourquoi, s’agita – « Nous l’avons dépassée ! » – et attrapa le volant. La voiture quitta la route et se retrouva dans les buissons. L’accident ne fut pas grave : une simple éraflure sur la portière, quelques bosses. Mais son fils était furieux. « Du calme, mon garçon », dit Zoro pour le rassurer. « C’était un signe du destin. » « Ce village me plaît », ajouta-t-il. Arrivés au centre du village, il demanda à son fils de s’arrêter : « Qu’il soit bon ou mauvais, on prendra du vin ici. » Ils se rapprochèrent des villageois rassemblés. Tous avaient du vin et étaient prêts à les emmener dans leurs caves. Tous, sauf un homme silencieux au milieu du groupe, que Zoro choisit d’aborder. « Pourquoi je n’aurais pas de vin ? » répondit l’homme. « Celui qui a une vigne a du vin. » « Par Dieu, pour le mariage de mon fils, je servirai ton vin », déclara Zoro. « Allons chez toi. » Ils arrivèrent dans une maison entourée de vignes, parfumée au vin. Des rangées de piments rouges pendaient du tronc d’un abricotier près de la maison, et une petite vieille femme vive et énergique récoltait ces piments. « Belle maison, mon frère. » La maison et le jardin plaisaient beaucoup à Zoro. « Que Dieu te bénisse », dit-il. La vieille femme, entendant cela, se retourna brusquement. Elle s’apprêta à déposer les piments dans un tamis pour s’approcher, mais resta là, avec les piments au bras, fixant Zoro avec intérêt. « C’est ta femme ? » demanda Zoro. « Oui. Elle vient de ta région », répondit l’homme. « De ma région ? Eh bien, viens, viens, ma sœur », s’exclama Zoro en riant. « Viens que je te rencontre ! » La petite vieille s’approcha, souriante, tendant la main. Les piments bruissaient doucement sur son bras, et elle lui jeta un regard presque désolé d’accueillir ainsi un invité de sa région. « De quel village viens-tu, ma sœur ? » demanda Zoro. À cette réponse, Zoro se figea, comme frappé par un coup. « Sarekan ? » murmura-t-il péniblement. « Sarekan ? » Bien que la vieille fût juste en face de lui, Zoro se pencha encore plus près, plissant les yeux pour plonger dans son regard. Les yeux de la vieille femme étaient fatigués et tristes, mais on pouvait y voir une lueur espiègle encore vivante. Zoro baissa la tête, jeta un regard vers son bras où pendaient les piments, puis un sourire, venu de très loin, traversa son visage et se mêla à sa moustache, tandis qu’il chuchotait : « Aleï… » Même la vieille femme n’entendit pas son nom. « Aleï… » chuchota Zoro en se redressant lentement. Il se redressa, s’étira (son fils ne l’avait pas vu aussi droit et fier depuis des années), et, debout, il regarda au-delà de la tête de la petite vieille, cherchant la ligne des montagnes entre les maisons et les arbres. Alors, rassemblant tout son souffle, il appela : « Hééé, Aleeeen… Aleeeen… » Son regard fixé sur les montagnes lointaines, il répéta encore et encore : « Aleeeen… Aleeeen… »
La vieille, confuse, observait Zoro, qui répétait son nom d’une voix à demi éteinte, les yeux embrumés et lointains. En réponse à ce murmure chaud et lointain, elle sentit les larmes monter. Puis Zoro, le regard toujours perdu, se tourna vers la vieille femme et murmura encore une fois : « C’est moi, Zoro… Aleï. » Il prit doucement ses mains, les pressa contre son front incliné, puis les porta à ses lèvres.
La vieille fut prise de court : selon la coutume de leur pays, c’était à la femme d’embrasser la main de l’homme. Elle se hâta donc d’embrasser la main de Zoro. Des larmes, oubliées depuis des années, trouvèrent enfin une issue, et c’est dans les mains de Zoro qu’elles vinrent couler. Ensuite, ils se mirent presque à se disputer leurs mains pour les embrasser, et les piments rouges suspendus au bras de la vieille bruissèrent près de leurs visages et de leurs yeux. Aleï éternua, rompant le silence de ses larmes paisibles, et frotta ses yeux. Les larmes, si douces, se troublèrent et devinrent piquantes sous ses paupières…
Face à face, les deux enfants se frottaient les yeux irrités avec leurs poings, se fixant d’un regard flou. « Papa, on est en retard », dit le fils. Zoro se réveilla de ses pensées. Il jeta un coup d’œil à son fils, examina le maître de maison, puis tourna à nouveau la tête vers Aleï, secouant légèrement la tête. « Aleï… » balbutia-t-il. Il voulait dire quelque chose, mais se tourna à nouveau vers le maître de maison. « Donc… c’est ta fiancée… Que vous soyez heureux. » Puis, pressé, il ajouta : « Et le vin, où est-il ? » Dans la cave, le maître de maison remplit une mesure en cuivre de vin et la tendit à Zoro. Celui-ci but d’un trait, vidant la coupe en une gorgée, puis s’écria : « Ooooh… » Il essuya ses moustaches avec sa paume. « Mon cœur est apaisé… Un vin aussi doux n’a jamais touché mes lèvres, Aleï. Un vin doux. » Puis, la tête penchée et le regard légèrement détourné, il fixa les pieds de la vieille femme debout dans un coin de la cave, avant de dire à son fils : « Tu comprends maintenant, mon garçon, pourquoi nous avons traversé tous ces villages depuis l’aube, et pourquoi nous repartions les mains vides… Tu comprends ? C’est ce vin-là que je cherchais, celui-ci ! Remplissez les jarres ! » « Combien, combien de jarres ? » demanda le maître de maison. « La jarre entière est à moi. » Il y avait une certaine ardeur dans la voix de Zoro. « Remplissez-la, et ne vous inquiétez pas du prix… Ce vin n’a pas de prix », dit Zoro. « Le seul prix, c’est le vin lui-même, Aleï… Remplissez-les ! »
Le maître de maison s’approcha pour prendre la mesure, mais Zoro refusa : « Remplissez avec autre chose, celle-ci est ma coupe. » Peu importe combien le maître de maison tenta de le convaincre qu’il ne fallait pas boire debout, qu’il y avait une table, et qu’ils pourraient bientôt s’asseoir dignement pour se présenter en bonne compagnie, Zoro n’écouta pas. Son fils essaya de le raisonner, et même Aleï intervint, mais Zoro voulait boire là, sur place, et uniquement avec la coupe en cuivre, directement de la jarre. Forcée de céder, la vieille apporta du pain et des condiments, mais Zoro ne toucha pas au pain. Appuyé contre le mur près de la jarre, il remplit sa coupe et la but d’un trait, encore et encore, s’essuyant les moustaches et soupirant « Aleï… » dans sa paume. La vieille femme s’était assise à la table qu’elle avait dressée avec soin, perdue dans ses pensées. Il y a un instant, elle était encore vive et alerte à l’arrivée de Zoro, mais maintenant, elle s’était tassée sur elle-même, une petite vieille femme songeuse, ses yeux encore irrités, ressentant ses larmes monter à nouveau, vague après vague. « On a vu ton mari, Aleï, qu’as-tu d’autre ? » « Grâce à Dieu, j’ai des fils, frère Zoro », répondit-elle, tentant de retenir ses larmes. « J’ai des belles-filles, des filles mariées, des petits-enfants. Et toi, frère Zoro, qu’as-tu ? » « Grâce à Dieu, j’ai des fils, Aleï », dit Zoro en remplissant à nouveau sa coupe. « J’ai des belles-filles, des filles mariées, et beaucoup de petits-enfants, Aleï. Et ce vin… » Il remplit encore sa coupe. « Ce vin doux, c’est pour la joie de mon plus jeune fils, pour son mariage, Aleï… Hééé, Aleï, mon âme ! » Et il se mit à chanter. Le maître de maison, penché sur la jarre, jeta un regard furtif vers Zoro, avec un sourire discret, admirant la puissance de son vin. « Quel vin doux, Aleï », chanta Zoro dans un souffle entre les couplets. « Tout ce temps, ce vin si doux, et moi qui l’ignorais. Hééé, Aleï ! » Puis il reprit sa chanson interrompue. Le maître de maison et son fils avaient fini de mesurer et de calculer le vin. Zoro chantait toujours. Le maître alluma une cigarette et s’assit à côté de sa femme, tandis que Zoro continuait de chanter. Son fils chargea les jarres et les petits tonneaux pleins de vin, revint, et se tint au centre de la cave. Zoro, perdu dans sa chanson, continuait de chanter. La coupe en cuivre était maintenant vide. En chantant, il avait renversé la dernière mesure de vin, et sans même s’en rendre compte, s’était aspergé de vin de la tête aux pieds.
« Hééé, Aleee… » Il termina sa chanson de la même manière qu’il l’avait commencée, ouvrit les yeux, mais ne vit personne — ni Aleï, qui semblait s’être évanouie dans la brume, ni le maître de maison souriant, ni son fils, qui lui prit la coupe de cuivre des mains et lui passa le bras sous l’épaule : « Allons-y, papa. » Zoro changea de bras et s’adossa fermement contre le mur : « Par Maratouk, je ne bougerai pas d’ici ! Aleee… » Le maître de maison proposa de l’emmener se reposer, de le laisser s’allonger un moment : « Hein ? Moi, dormir ? Je n’aurai plus jamais le sommeil dans les yeux ! » Il frotta ses yeux avec ses poings : « Aleee… » appela Zoro, « où es-tu partie ? » Son fils tira encore sur lui, mais Zoro repoussa violemment sa main, lança des jurons et blessa aussi le maître de maison. Il s’agrippa au mur comme un enfant, refusant de se détacher, et répéta : « Aleee… » Le maître de maison fit une remarque : « Tu essaies de me chasser, hein ? » Zoro ne répondit pas, non pas par défi, mais parce qu’il refusait de se séparer du mur, de partir : « Si tu me chasses, je vais briser ton pain, ton vin, je casserai tes jarres, que Dieu m’en soit témoin ! Aleee… » Finalement, le fils et le maître de maison le traînèrent dehors. Zoro, tout en appelant Aleï, regardait autour de lui, mais ne la voyait pas, et continuait à être tiré hors de la cave. La vieille femme, bouleversée, tomba à genoux et éclata en sanglots. Dehors, on entendait encore l’appel : « Aleee… » Personne ne l’avait jamais appelée ainsi, avec autant de chaleur, autant de sincérité, une telle nostalgie, comme une prière, comme une chanson, comme l’écho lointain des montagnes… « Aleee… » L’appel s’éloignait peu à peu.
Zoron criait dans la rue sombre, ils quittèrent le village – de la même manière, et ce, jusqu’à s’endormir. Et endormi, ses lèvres murmuraient : « Allééé… »
« Les agneaux ? – le vieil homme comprit tardivement la question de son petit-fils – Les agneaux ? – il parcourut du regard les alentours, comme s’il revenait de loin. « Qu’est-il arrivé aux agneaux, agneau ? »
« Allééé… Allé, mon âme, Alléééé… » Le vieil homme, s’appuyant sur son bâton, lançait ses appels en chantant. Un garçon et une fille montaient sur la pente. C’étaient les petits-enfants de Zoron, les enfants de son fils cadet, celui pour le mariage duquel le vin avait été apporté de la maison d’Allé. Après le mariage, il était descendu une ou deux fois encore dans la plaine pour voir Allé, puis l’hiver arriva, puis le printemps – Zoron, pris dans ses travaux et les tracas quotidiens, se souvenait parfois, décidait de descendre dans la plaine, mais chaque fois, quelque chose le retenait… Et ainsi, les années passèrent. Six ans. Et aujourd’hui… Ce matin, l’âme de Zoron était en émoi. Il avait perdu ses agneaux, sa place sur la montagne derrière le village, son existence… Devant lui, des gorges et des vallées baignées de bleu, la plaine d’Ararat sous un voile flottant, et sur ce voile ondulant, une ceinture d’argent – l’Araxe sinueuse, et plus loin, des contours mouvants sous des tentes battues par la tempête – la chaîne de montagnes arméniennes. Mais pour lui, c’était un autre matin de printemps, un autre monde s’ouvrait à ses yeux avec le printemps, un troupeau d’agneaux et de chevreaux découvrait le bleu, une autre bergerie. Un garçon guidant un troupeau à travers des prairies verdoyantes, et un groupe de jeunes filles récoltant des herbes, et une petite fille couronnée de fleurs bondissant de pierre en pierre…
« Allééé », appelait le vieil homme, regardant l’horizon, « Alléé, mon âme, Allééé… » Et il ne remarqua ses petits-enfants qu’une fois qu’ils étaient tout près de lui, et la petite fille se frottait contre ses jambes comme un chaton.
« Où sont les agneaux, papi ? »
Ses genoux le faisaient souffrir, la terre semblait vouloir l’attirer à elle, il s’assit en gémissant, mais son regard restait irrésistiblement fixé sur l’horizon, tandis que son esprit ne cessait de ressasser la même chose.
« Les agneaux sont là-bas », dit-il, en pointant vaguement du doigt avec son bâton. « Va les rassembler avec ta sœur, mangez, moi je vais au village et je reviendrai. » Tout au long du chemin du retour, Zoron ne cessa de se blâmer de ne pas avoir rendu visite à Allé plus tôt. Il s’interrogeait : pourquoi ne l’avait-il pas fait ? Était-ce un manque de temps ? Sa vue et ses jambes étaient-elles trop affaiblies ? Avait-il manqué de moyens, ou était-ce à cause de l’absence de transport ? Pourquoi avait-il reporté cette visite qu’il avait pourtant prévue ? Puis, sans trop savoir pourquoi, il en vint à accuser sa femme. Et lorsqu’il rentra à la maison, il était déjà en colère contre elle.
« Mangeons ! », s’écria la petite fille en ouvrant le paquet à la hâte, « on va tout manger, papy ! » « Un verre de vin ferait du bien », pensa Zoron, et il prit immédiatement une décision : « Je vais me lever et aller voir Allé. »
« Où sont les agneaux, papy ? »
« Ils ne sont plus là ? » Zoron, s’appuyant sur son bâton, se releva : « Je vais aller voir Allé. »
« Ton pain est maudit ! » Dès que Zoron franchit le seuil de la porte, la dispute éclata. « Maudit », répéta Zoron. « De ta main droite, tu m’as donné du pain, mais de ta main gauche, tu as pris mon âme », ajouta-t-il. « Tu as porté mon âme à ma bouche. Je devrais briser ce bâton sur ta tête ! » Et, avec son poing, il frappa son propre front avec le bâton. Il frappa, puis une nouvelle pensée traversa son esprit. « Que Dieu me prive de raison… Quelle visite à Allé ? Quelle visite ? Je vais la prendre et la ramener ! » La vieille femme se tenait là, hébétée et confuse. « C’est toi qui me bloques ! » lança Zoron. « Les gens ont raison de dire : l’intelligence de l’Arménien arrive toujours en dernier… Ce jour-là, ce jour du vin, j’aurais dû prendre Allé et la ramener ! » « Ce sont tes enfants qui me retiennent. Tes filles et tes fils. « Ce jour-là, il fallait la faire monter dans la voiture et l’amener. » Et il songea à son fils, qui se serait interposé, qui ne l’aurait pas laissé faire. « C’est ton fils du milieu qui m’a arrêté, ton plus jeune fils, et je vis sous son autorité… Cette maison est une prison, je ne peux plus respirer ici… Je vais partir. » Tout à coup, Zoron prit une décision irrévocable : « Aujourd’hui, je vais remettre cette vieille cabane en état, demain matin, je prendrai Allé et je reviendrai. » « Même si le ciel touche la terre, je partirai, je partirai ! » affirma Zoron. « Si ce n’est pas d’un commun accord, je l’enlèverai et je l’amènerai ! » « Peu importe, que ce soit volontairement ou par la force, je partirai. » Sous le regard étonné et déconcerté de sa femme, Zoron, en colère, quitta la maison. Derrière la nouvelle maison, il y avait une vieille cabane, l’ancienne maison, avec une porte attachée par du fil de fer. À l’intérieur, des vieux objets étaient entassés : un berceau fatigué, un poêle brûlé, une charrue, une faux, une houe… Il choisit un poêle encore en bon état, deux chaises, et il déplaça le reste derrière la cabane. Il nettoya les murs et les coins, renforça la porte… et il remit la vieille maison en ordre. Le soir, lorsque ses fils arrivèrent, leur père avait déjà installé son lit, apporté des couvertures et quelques ustensiles, un sac de farine… Il avait installé une nouvelle maison pour lui-même et, assis devant la porte, il fumait tranquillement. Les fils, inquiets, se demandaient qui avait offensé leur père, se questionnaient entre eux, interrogeaient leur mère, cherchaient à comprendre directement auprès de leur père : « Qui t’a offensé ? » Mais Zoron ne disait qu’une chose : « C’est le monde qui a offensé Zoron… Tous ceux qui existent dans ce monde ont insulté Zoron. » Zoron était en guerre contre le monde entier, et… « seule Allé, seule Allé dans ce monde », et je partirai. Peu importait ce qu’ils disaient ou faisaient, il ne rentrait pas chez lui, et il ne voulait pas non plus aller vivre sous le toit de l’un ou l’autre de ses fils. Sa décision de partir était irrévocable. 4 Le lendemain, à midi, Zoron se trouvait déjà au village des champs. Il avait fait plusieurs allers-retours devant la maison d’Allé, espérant la rencontrer dans la rue. Il avait marché, était revenu, puis s’était arrêté sous le mûrier dont les branches frôlaient la fenêtre de la maison. Il frappa doucement à la vitre, puis se cacha derrière le tronc du mûrier, attendant une réponse, espérant qu’Allé apparaîtrait à la fenêtre. Si elle se montrait, elle lui ferait un signe de la main et l’appellerait. Il repartit, frappa encore une fois, puis se cacha à nouveau, mais Allé ne se montra toujours pas. Il n’y avait personne dans la rue à part des enfants. C’était le printemps, tout le monde était occupé à ses affaires. Zoron se résigna à entrer dans la cour. Dès qu’il entra, il vit Allé : elle se trouvait près du même abricotier que la dernière fois, le jour où il était venu chercher le vin (ce jour-là, elle ramassait des guirlandes de piments rouges). Maintenant, autour de l’arbre, des légumes avaient été plantés, et Allé était en train de bêcher. Elle était minuscule. Elle était assise sur une petite butte, penchée de côté, épaules et cou inclinés. Il sembla à Zoron qu’elle bêchait distraitement, et qu’elle fredonnait, même s’il n’entendait ni paroles ni son. Mais il lui sembla qu’Allé fredonnait une ancienne chanson du pays, l’une de celles qu’elle chantait le jour où ils avaient apporté le vin. À la voix de Zoron, la vieille femme tourna brusquement la tête, avec une vivacité surprenante pour son âge.
« Mon âme, Allé ! »
Zoron appuya son bâton contre le tronc de l’abricotier et prit les mains de la vieille dans les siennes.
« Que je suis heureux de te voir… Tu es devenue si petite… Comme la petite Allé. »
Il fit un signe en direction des montagnes.
« Aussi petite que l’Allé d’autrefois. Te souviens-tu ? Comme si c’était aujourd’hui, je te vois devant mes yeux. Tu avais une couronne de fleurs sur la tête, et tu sautais de pierre en pierre, comme un agneau. »
Te souviens-tu… de ce jour si mémorable où mon cœur a battu si fort ? »
Et, comme lors de leur première rencontre, Zoron regardait au loin, vers les montagnes, les yeux brumeux, tandis que devant lui se tenait la petite vieille, ses yeux mi-clos, presque dissimulés par les souvenirs de leur terre.
« Rentrons, frère Zoro. »
« Non, pas à la maison, pas la maison, mon âme, » répondit Zoron avec une énergie retrouvée. « Là-bas, au fond du jardin, il y avait un jeune pommier, sous cet arbre. »
Ensuite, il demanda une coupe de vin en cuivre, prit son bâton, et alla s’installer sous le pommier. Il posa son chapeau sur ses genoux et regarda vers les montagnes. « Ma cause est juste, et Maratuk me guidera. »
« Ma cause est juste, Allé, » dit-il en prenant le vin que la vieille lui tendait, « et Maratuk est avec moi. »
Il but le vin et se redressa.
« Maintenant, demande-moi pourquoi Zoron est venu. »
« Nous sommes des compatriotes, frère Zoro, aller et revenir, c’est la règle du monde. »
« C’est tout, Allé… ? Eh bien, » dit Zoron en désignant du doigt l’abricotier, « je vais te dire quelque chose… C’était un jour aussi doux qu’aujourd’hui, et mon cœur s’est emballé pour toi, Allé. »
Zoron attendit une réponse, mais la vieille femme le regardait avec étonnement.
« Veux-tu du pain, frère Zoro ? »
« Non, du vin. »
« Ô Maratuk, » murmura Zoron dans son cœur, « toi qui as allumé ce feu, fais en sorte qu’il s’apaise. »
« Ce jour-là, » continua Zoron, « ce jour de printemps où le monastère de Maratuk a gravé ton amour dans mon cœur, tu étais aussi petite que ça, » dit-il en indiquant une faible hauteur au-dessus du sol.
« Tu comprends ? Ce jour-là, j’ai réalisé qu’Allé, pieds nus et humides de rosée, Allé avec sa couronne de fleurs, était mienne. Allé est à moi et Allé est à moi. Ce jour-là, Maratuk nous a donné l’amour, mais un autre jour, les barbares l’ont pris… Le loup est tombé sur les jeunes, il y a eu destruction, massacre, pillage, et le soleil s’est éteint… Et le soleil s’est éteint, Allé, et nous nous sommes perdus. Mon histoire est-elle vraie, mon âme ? »
« Tu parles des massacres, frère Zoro ? »
« C’est vrai, mais aussi de l’amour, Allé. »
Le vieil homme but encore du vin, alluma une cigarette et attendit une réaction. La vieille femme, penchée de côté, resta silencieuse, ses doigts usés jouant avec l’herbe.
« Tu es toujours mon Allé, » murmura Zoron. « Ce jour n’est pas perdu, il existe encore, tout comme ce printemps est encore là, devant mes yeux… Les agneaux et les chevreaux jouent sous Maratuk, et toi… »
Rappelant ce jour passé, ce doux printemps, Zoron continua à raconter.
« Allé… » murmura-t-il avec nostalgie. « Maratuk a béni notre amour, et depuis ce jour-là, cette douce faute reste dans mon âme. Allé, lève-toi, mets ta ceinture, et allons-y. »
« Où ? » demanda la vieille femme, surprise.
« Tu demandes où ? Cette histoire, pour qui est-elle, Allé ? Lève-toi, partons ensemble dans notre village. J’ai abandonné ma vie ici, peu importe ce qui me reste, vivons ensemble, selon la volonté de Maratuk. »
« Es-tu fou ? » murmura la vieille, portant la main à ses lèvres, en tentant de prendre le verre de vin devant lui.
« Non, ce n’est pas le vin… Le vin n’a rien fait ici, ce n’est pas le vin, Allé, c’est ça, » dit Zoron en posant la main sur sa poitrine, « c’est ça, mon âme, c’est ça… Ce conte, pour qui était-il, Allé ? Pourquoi cette douce matinée est-elle apparue si nous ne devions pas poser nos têtes ensemble sur un même oreiller ? »
« Si ce n’était pas censé arriver… Si ça n’avait jamais dû se produire, pourquoi cette matinée bleue est-elle née ? Pourquoi est-elle venue si Zoron devait trouver sa petite Allé ce matin-là et la perdre avant la tombée de la nuit, pourquoi cette matinée a-t-elle existé, Allé ? Était-elle venue pour ajouter à la peine de ce monde et repartir ? Était-elle venue pour brûler l’âme de Zoron et repartir, pour lui montrer qu’il existe quelque chose de si doux dans ce monde, puis repartir, Allé ? Était-ce un rêve… Un doux conte… Non, cette matinée existe encore et elle a bien eu lieu. »
« Lève-toi, mets ta ceinture, et allons-y, » ordonna Zoron.
« Frère Zoro, Dieu est témoin, tu as perdu la tête, » répondit la vieille femme, peinée.
« Je t’enlèverai, » déclara Zoron, frappant le sol de son poing.
La vieille éclata de rire.
« Comment vas-tu m’enlever, frère Zoro ? »
« Tu es toute petite, je te mettrai dans un sac et… quitter le village ne sera pas difficile. Puis tout le monde saura qu’Allé est à moi, » répéta Zoron avec conviction.
Une voix masculine appela Allé depuis l’extérieur. À l’oreille de Zoron, cela sonna comme un appel téléphonique : « Allô… Allô… »
« C’est mon mari, » dit la vieille femme en se levant précipitamment.
« Ton mari est un brave homme, mais je t’enlèverai quand même. La nuit est presque là, je t’enlèverai, » murmura-t-il en tirant sur son tablier et en chuchotant : « Ne dis rien, ne fais pas de bruit. »
La vieille éclata de rire et s’essuya la bouche avec son tablier.
« Allons, frère Zoro, rentrons à la maison. »
« Qu’est-ce que j’ai à faire à la maison… Je vais quitter le village, et quand la nuit tombera, je reviendrai ici, et mes yeux seront fixés sur ton chemin. C’est décidé, et Dieu est témoin. »
La voix de l’homme appela encore une fois :
« Je suis là, » répondit Allé, « frère Zoron est venu. »
Zoron tira de nouveau sur le tablier de la vieille, serra les dents et montra son poing.
« Je t’enlèverai, Allé, » murmura-t-il, « que tu le veuilles ou non, je t’enlèverai. »
« Ahh… c’est toi ? » dit le mari d’Allé en apparaissant. « Bienvenue ! Veux-tu du vin ? » Il éclata de rire.
« Je veux bien, frère, » avoua Zoron tristement, « il n’y a pas de vin comme le tien dans ce monde. Tu as le droit de me réprimander et même de me frapper. »
Petit à petit, la famille se rassembla : deux fils, deux belles-filles, des petits-enfants. Tous prirent place autour de la table.
« C’est une vraie table de famille prospère, » pensa Zoron. « Cela ressemble à une table de mariage… Maratuk en est témoin, c’est le mariage d’Allé et de moi. »
La famille était joyeuse, et les fils d’Allé étaient particulièrement enthousiasmés. Ils n’étaient pas là le jour où Zoron était venu chercher le vin. « Un vieil homme curieux du pays natal de notre mère est venu, » avaient-ils entendu dire. « Il a bu je ne sais combien de verres de vin, il a chanté et bu, chanté et bu, et ils ont dû le sortir de la cave. Il est revenu ensuite, mais nous n’avons pas eu la chance de le revoir. »
Et aujourd’hui, ce vieil homme intéressant était leur invité. Il avait de grandes moustaches blanches, des rides marquées, parlait fort, buvait joyeusement jusqu’à la dernière goutte de son verre, puis le remplissait aussitôt.
« Tu es notre oncle. »
Le plus jeune fils était particulièrement enthousiaste.
« Nous n’avons pas de proches du côté de notre mère, mais toi, tu es vraiment notre oncle. »
« Tu peux me voir comme un étranger ou un oncle, c’est toi qui choisis, » pensa Zoron, « mais cette nuit, je vais enlever ta mère… Je vais l’enlever, c’est sûr. »
Le plus jeune fils ressemblait beaucoup à sa mère.
La femme du jeune homme, assise à côté de lui, plut beaucoup à Zoron.
« À ta santé. »
Il but deux verres de vin d’affilée, puis regarda le garçon avec plus d’attention.
Les yeux du jeune homme brillaient joyeusement, et il semblait y avoir une chanson dans ses yeux. Oui, une chanson. Zoron avait souvent remarqué que les jeunes hommes avec ce genre de regard avaient toujours une belle voix.
« Sais-tu chanter ? »
« Oui, je sais, » répondit le jeune homme avec enthousiasme.
« Alors chante pour ton oncle. »
Pendant que le garçon chantait, Zoron but encore un peu, mais il se sentit soudain pris de vertige. « Déjà ? pensa-t-il, je n’ai bu que quelques petits verres… Il vaut mieux que je m’arrête là. » Zoron n’était pas venu pour boire et faire la fête… Que le maître de maison boive… Que ses fils boivent… Mais Zoron avait un but… « Où est Allé ? »
La vieille femme allait et venait doucement, un léger sourire aux lèvres.
Depuis que l’humanité a pris conscience d’elle-même, la quête pour découvrir, comprendre et accumuler des savoirs sur les mystères et les lois de l’univers et de la nature a toujours été essentielle. Cela était naturel, car il était vital pour l’homme de résister et de s’adapter aux différentes conditions imposées par son environnement pour la survie de son espèce.
Les premiers sages, par leurs observations, études continues, expériences et recherches assidues, développaient leur esprit et cherchaient à découvrir les éléments primordiaux de l’existence sur lesquels repose tout l’univers, à interpréter le sens de la vie et les diverses manifestations de la réalité et des phénomènes.
Les connaissances accumulées à travers ces efforts laborieux — les premiers fruits des débuts de la science — étaient gardées secrètes par les savants de l’époque : les Mages et les Prêtres. Ces derniers les considéraient comme une sagesse sacrée, transmise de génération en génération comme un trésor inestimable réservé aux érudits élus.
Les graines de cette sagesse, semées par ces premiers savants, germèrent plus tard, jetant les bases de l’avancement et du développement de la science.
L’archéologie éclaire le passé, la vie quotidienne des temps anciens et les sciences de l’époque. Outre les ruines des monuments d’ingénierie autrefois prestigieux et les constructions marquant de hauts accomplissements architecturaux, les échantillons de métallurgie, les instruments médicaux et les équipements pharmaceutiques découverts témoignent des traditions millénaires des différentes branches de la science.
Selon les prêtres de l’Ordre Haykien, Harut Arakelyan et Mihr Haykazoun, aujourd’hui, d’après le calendrier haykien, en ce jour de Margar du mois de Tré (20 septembre), c’est le jour de commémoration des Mages, la fête de l’hommage et de la glorification de nos sages Ancêtres et des savants qui leur ont succédé.
« À travers les siècles, les descendants de la lignée Haykazoun, fils du Soleil, sont restés fidèles aux recommandations de leurs Patriarches, en centralisant les écoles des Mages et en fondant l’actuelle école de Mages « ARAMAGI », participant ainsi à la préservation et à la transmission de la sagesse ancestrale. Nous adressons nos félicitations en cette journée de commémoration des Mages, en particulier aux centaines d’étudiants actuels de l’école « ARAMAGI », qui gardent vivante la science de leurs ancêtres », écrit le prêtre Harut Arakelyan dans sa dernière publication, dédiée à la présentation et l’interprétation de la foi nationale arménienne.
La connaissance constitue la base de l’identité arménienne et de l’exploration de soi, elle fortifie la nation et contribue à la croissance et à la prospérité de la patrie, tandis que la Sagesse est la source de tout bien.
Nous félicitons tous ceux qui sèment la Sagesse et la Science, en rendant hommage aux Ancêtres arméniens… »
« Je réitère ma lettre du 6 octobre concernant la question des Volontaires, après quoi j’ai reçu la confirmation officielle que nos aspirations nationales seraient satisfaites après la victoire des Alliés », écrivait Boghos Nubar à son fils Arakel Nubar le 27 octobre 1916.
Pendant la Première Guerre mondiale, les objectifs de la création de la Légion arménienne, composée de Volontaires arméniens, étaient de participer à la libération de la Cilicie et de rétablir l’indépendance de l’Arménie sur ce territoire historique, en formant le noyau de la future armée arménienne.
Dans les premiers jours au Caire, environ 600 habitants de Musa Dagh et 300 Arméniens résidant en Égypte s’étaient enrôlés.
Vers la fin de 1916, ils se rendirent à Monarga, à Chypre, avec des centaines d’autres Volontaires arméniens pour des exercices militaires.
Au début de 1917, plus de 5 000 jeunes Arméniens vivant aux États-Unis s’étaient inscrits en l’espace de quelques jours. Quelques mois plus tard, ils étaient près de 10 000 volontaires. En raison d’un manque de moyens de transport, de juin à novembre, seulement 1 200 d’entre eux purent traverser l’Atlantique, atteignant la France, principalement à bord de navires marchands dans des conditions très difficiles, avec 70 à 90 personnes par bateau. De Marseille à Port-Saïd, un navire de transport français transportant des Arméniens fut attaqué par un sous-marin allemand, mais grâce à des radeaux, ils furent transférés sur un autre navire. Après un voyage de 16 jours dans des cabines étroites et sales, ils atteignirent enfin l’Égypte, puis Chypre.
Dans son autobiographie, le légionnaire Hovhannes Karapetian se remémore : « Le 18 septembre, nous sommes descendus dans nos tranchées fortifiées et avons attendu la nuit. À 3h30 du matin, l’assaut a commencé… Le fracas terrifiant des rafales de balles retentissait, comme si le ciel et la terre se heurtaient dans l’obscurité de la nuit. Mais pour nous, les légionnaires arméniens, cela ressemblait à une fête de mariage. Poussés par un fort désir de vengeance contre les Turcs, chacun de nous était devenu un lion sauvage en quête de proie. Entièrement armés, avec les baïonnettes fixées sur nos fusils, nous ne connaissions pas la peur. Notre objectif principal était de régler nos comptes avec l’ennemi pour le génocide arménien et de rendre justice à un maximum de Turcs. Tandis que le feu de mitraille de l’ennemi s’abattait sur nous comme une pluie de grêle, nous avancions sans hésitation ni crainte. Dans des conditions extrêmement difficiles, souvent suspendus entre la vie et la mort, nous avons fini par atteindre le sommet de la montagne et, par un ultime « blitzkrieg », nous avons capturé les fortifications ennemies, laissant derrière nous un grand nombre de morts et prenant 28 000 prisonniers de guerre. Lors de la bataille principale, qui a duré trente heures, nous avons perdu 24 hommes et compté 75 blessés. »
« Le lendemain matin, nous avons à nouveau gravi la montagne et examiné les tranchées ennemies, qui étaient pleines de cadavres. Ceux qui n’étaient pas encore morts étaient les plus malheureux. Le souvenir du génocide (la perte de nos parents, enfants, sœurs et frères) était encore si présent dans nos esprits, et la soif de vengeance si vive dans le cœur des légionnaires arméniens, que les Turcs blessés n’ont reçu aucune clémence. Nous les avons exécutés dans leurs tranchées. Ainsi, la résistance turque féroce fut complètement brisée, et l’ennemi se retira en désordre vers l’intérieur du pays. »
« Je suis fier d’avoir eu sous mon commandement une unité arménienne. Ils se sont battus brillamment et ont joué un rôle majeur dans la victoire », déclarait le général Allenby à Boghos Nubar le 12 octobre. (Extraits et photos du livre Les légionnaires arméniens de Susan Paul Pattie).
« L’esprit héroïque de sacrifice manifesté par les braves combattants arméniens durant la guerre mondiale est l’un des épisodes les plus éclatants de l’histoire séculaire de notre nation, » écrit Archag Tchobanian dans son article La couronne impérissable. « Un petit peuple, soumis pendant des siècles à des jougs oppressants, décimé par les persécutions et les massacres, divisé en de nombreux fragments éloignés les uns des autres, a pu réveiller en lui le courage valeureux de ses ancêtres, et par les exploits de ses milliers de volontaires, il a obtenu sa part d’honneur dans la grande lutte menée au nom de la Liberté et de la Justice. Grâce à l’extraordinaire contribution de ces héros, notre petit peuple a montré, une fois encore, qu’il avait l’âme d’une grande nation. Par ses efforts militaires importants, qu’il a poursuivis avec acharnement jusqu’à la fin de la guerre, il a rendu des services notables aux puissances bien plus grandes en nombre et en force, et ces services ont été reconnus et loués par les plus hauts représentants de ces grandes nations. L’exploit des volontaires arméniens à Arara est l’une des plus belles pages de cette épopée arménienne. Dans la victoire décisive que les Alliés ont remportée sur l’armée turque autour de cette colline, désormais historique en Palestine, nos héros ont joué un rôle brillant en accomplissant avec bravoure leur mission, audacieuse et difficile. Leurs compagnons survivants ont pleinement le droit de célébrer éternellement, avec fierté et tendresse, la mémoire lumineuse de ces jeunes hommes héroïques tombés au combat, devant laquelle la nation arménienne entière s’incline avec un respect solennel. »
« Le courage de nos soldats à Arara et sur les autres fronts est une couronne impérissable qui couronne le nom de notre nation d’une gloire inaltérable. Grâce à l’héroïsme de nos vaillants guerriers, notre peuple a participé à la juste cause de la libération de la Syrie, de la Palestine, de la Mésopotamie, de l’Arabie, ainsi que de la Pologne, de la Tchécoslovaquie et de l’Alsace-Lorraine, et cela doit être pour nous une source de fierté noble et éternelle.
Il est vrai qu’après la fin de la grande guerre, lors de l’heure de la réalisation des revendications de Justice, notre peuple, en raison de diverses circonstances malheureuses, a été abandonné et trahi par ses grands alliés victorieux, et cela jette une ombre noire sur notre couronne de gloire.
Mais l’histoire n’est pas close. Le jour viendra où ce voile sombre se dissoudra et disparaîtra. Il serait injuste de croire que le sacrifice de nos héros est resté totalement vain pour notre peuple et de penser qu’il ne portera jamais de fruits. » (Extrait de l’article La couronne impérissable d’Archag Tchobanian)
Avec la sagesse que les années apportent, chaque personne, enrichie et mûrie, est mystérieusement attirée vers ses racines, vers les sources de son peuple… ce monde où son essence et son individualité se sont formées, dans des couches conscientes et inconscientes. L’élan vers la découverte de soi est le chemin vers la Lumière.
Le thème de la conscience nationale a été mis en avant par de nombreux artisans de la culture arménienne à travers le temps. «Tout revient à sa source première pour recommencer», écrit Sero Khanzadyan, soulignant que «Chaque homme doit avoir son propre chant»…
«L’excommunication, l’exil de l’église, les sept années de pénitence et autres punitions n’ont pas réussi à éradiquer les croyances et conceptions païennes millénaires issues de l’antiquité, et elles ont perduré jusqu’à ces dernières décennies, comme l’ont documenté les ethnographes arméniens des 19e et 20e siècles dans plusieurs régions d’Arménie» (L. Khachikian, Travaux, vol. I, Erevan, 2012, p. 19).
«Depuis les lointains temps poussiéreux, j’aperçois les ruines de notre maison familiale, enfouie au sein de la forteresse de Dzagedzor, aussi ancienne que Babylone. Je commence aussi à distinguer la fin embrumée de mon chemin de vie. Le passé est devenu légende. Leurs souvenirs m’appellent, jour et nuit. Je m’empresse d’achever ce travail pour que ceux qui viendront après moi dans notre lignée puissent reconnaître l’esprit de nos héros ancestraux. Personne ne doit perdre ses racines ! La lumière ne surgit pas du néant…»
De même que «le coursier vole tel un éclair sombre, retournant à ses origines pour se retrouver…» (S. Khanzadyan), la nation, comme si elle se réveillait d’un long sommeil forcé, cherche à retrouver ses origines et à se renforcer par la sagesse des ancêtres haïkiens et de leurs valeurs nationales authentiques.
«La survie de notre peuple réside uniquement dans la combativité», affirme S. Khanzadyan. «Celui qui sait tenir tête au mal vivra», peut-on lire dans son autobiographie Avec et sans mon père (p. 310), où l’auteur tisse le «mythe de sa vie» à partir des «fils de la réalité», dans ce village où «la pierre est plus précieuse que l’hostie du Christ».
Là-bas, dans la caverne sacrée de Glkhatagh, le feu sacré allumé par le prêtre Ancav brûle jour et nuit. La grande aïeule, chaque soir, trace une croix sur le feu, y dépose un peu d’encens, et le ravive chaque matin.
«Je veux que vous sachiez que cette forteresse dans laquelle vous habitez était la demeure du patriarche Dzag» (p. 8). «Mon père devenait peu à peu une figure mythique pour moi. Certains soirs, il nous réunissait, les jeunes et les vieux de notre clan, autour de la pierre d’Atian, et il chantait… Mon père avait une voix si douce qu’elle apaisait même la dureté des rochers de notre domaine» (p. 32). «Sargis Djarrah, le chef de notre clan, était si vaillant, dit-on, qu’il pouvait faire tomber les oiseaux du ciel» (p. 22). «Notre lignée, comme ma mère le disait, descendait de Dzag, le petit-fils du patriarche Sisak. De là vient le nom de notre village : Dzagedzor»…
«Dans notre foyer brûle le feu millénaire de notre maison ancestrale depuis deux mille ans» (p. 231)…
Le 27 octobre 1916, une réunion tenue à l’ambassade de France à Londres aboutit à un accord entre les représentants de l’Entente, à savoir Mark Sykes pour la Grande-Bretagne, Georges Picot pour la France, et Boghos Nubar, président de la délégation nationale arménienne. Cet accord entraîna la formation de la « Légion arménienne » en 1916 (1916-1920), une unité de volontaires arméniens intégrée à l’armée française. Les soldats arméniens, au nombre de plus de 4500, devaient combattre sous commandement français contre l’Empire ottoman, d’abord sur les fronts de Syrie et de Palestine, puis en Cilicie. En contrepartie, la France promit d’accorder une autonomie aux Arméniens de Cilicie après la victoire des Alliés, sur la base des « garanties solides » offertes à Boghos Nubar.
La Légion arménienne participa pour la première fois à des opérations militaires le 19 septembre 1918, lors de la bataille des hauteurs d’Arara en Palestine, remportant une brillante victoire.
« Camarades, vous savez que demain matin est notre jour de mariage, le jour que nous attendons tous. Chaque soldat doit être prêt à 4 heures du matin. C’est l’heure de la vengeance et de la juste rétribution. Nous mènerons cette guerre sacrée pour la liberté de la patrie. C’est notre seul service à notre peuple malheureux, et nous le rendrons heureux au prix de notre sang.
Je ne sais pas combien de nous tomberont demain sur le champ de bataille, mais je suis sûr que le front fier de l’Arménien ne connaîtra pas l’humiliation. Que notre passé nous pousse en avant et que notre avenir inspire la foi en chacun de nous. »
Ce discours, prononcé tard dans la nuit du 18 septembre 1918, a été adressé par le capitaine arménien John (Hakob) Shishmanyan, membre de l’armée française, aux volontaires arméniens de la « Légion d’Orient », campés sur les pentes du mont Arara en Palestine, en annonçant l’attaque contre les positions turques et allemandes.
Le 24 avril 1927, lors de l’inauguration d’un monument dédié aux volontaires arméniens à Jérusalem, Hakob Arevian, ancien légionnaire et représentant de la « Légion américaine et cairote », a évoqué cet événement dans son discours, dont un extrait a été publié dans le livre « Le Volontaire : À l’occasion du 10e anniversaire de la victoire d’Arara », publié en 1928 par l’Union des légionnaires arméniens.
Monument en hommage aux soldats arméniens tombés lors de la bataille d’Arara à Jérusalem (photo issue des Archives nationales d’Arménie)
Le soir du 18 septembre 1918, la nouvelle se propagea parmi les légionnaires qu’ils allaient attaquer l’armée ennemie le lendemain matin. Tous se préparaient avec enthousiasme, comme s’ils se rendaient à un mariage. Leur joie était immense. Après deux longues années d’entraînement continu, ils allaient enfin prouver leur valeur militaire à l’ennemi.
Le matin du 19 septembre, l’ordre d’attaque fut donné avec la rapidité de l’éclair. Ignorant tous les dangers et même la mort, ils se ruèrent sur les positions ennemies, et en moins d’une heure, ils avaient déjà capturé les positions assignées, ne laissant derrière eux que des cadavres ennemis. Malheureusement, tous n’ont pas eu la chance de survivre. Environ une centaine de compagnons sont tombés en héros, et malgré leurs graves blessures, ils ne se laissaient pas abattre. Ils criaient à ceux qui continuaient à avancer, avec une voix chargée de vengeance : « Hakob, ne m’oublie pas ! » ou « Galoust, venge-moi ! » Ici, vous voyez le monument dédié aux restes de 23 d’entre eux, qui, dans la joie mais avec la vengeance dans le cœur, ont fermé les yeux pour l’éternité.
« Respect à leur souvenir impérissable : La bataille a duré près de vingt heures, durant lesquelles l’ennemi a violemment bombardé les positions perdues et tenté de les reprendre par une contre-attaque. Mais le soldat arménien était bien ancré dans ses positions et, avec ses fusils et mitrailleuses, il a repoussé les attaques de l’armée turque « Yıldırım » (« Éclair », C.A.) face aux renforts ennemis. Ils n’ont justifié leur nom que dans la retraite.
Comme vous pouvez le voir, c’était à la veille de l’armistice que les légionnaires ont reçu leur baptême du feu, mais ils ont néanmoins rempli leurs devoirs militaires. Ils sont restés en poste encore deux ans, durant lesquels ils ont mené bien d’autres combats, et le nombre de leurs morts n’est pas seulement de vingt-trois, mais dépasse cent vingt-trois. Cependant, les derniers ne sont pas enterrés et reposent dans un coin isolé de champs inconnus. Ils ont combattu dans de nombreuses batailles inégales, parfois avec de lourds sacrifices, mais toujours en triomphant. Ce fait n’a pas échappé non plus à leurs commandants français : tous les morts avaient reçu leurs blessures soit au front, soit à la poitrine.
À chaque fois qu’une mission périlleuse devait être accomplie, les « Hagop » et les « Kaloust » sortaient des rangs et murmuraient à l’oreille de leurs commandants qu’ils n’avaient pas oublié les voix des « Martiros » et des « Jinkirian » qui étaient tombés sur la colline d’Arara et qui avaient dit : « Vengez-moi aussi ». Mais arriva le jour où les « Hagop » et les « Kaloust » tombèrent également héroïquement sur le chemin du grand serment national. Kaloust, ayant perdu son bras gauche, je l’ai embrassé sur le front et voulu lui dire quelques mots de réconfort, mais j’avais tort, car il n’avait nul besoin d’encouragement. Sa réponse fut : « Ce n’est pas mon bras qui me fait mal, tu sais bien que je devais combattre pour plusieurs, et je n’ai pas encore pris ma revanche ».
Comme vous le voyez, même les derniers tombés n’avaient pas encore vengé leurs frères. Il appartient donc à la nouvelle génération de venger cette mémoire fraternelle, et si l’occasion se présente, d’agir de nouveau sans pitié envers l’ennemi… »
La photo de Hakob Arevyan, issue du Musée Arménien d’Amérique, publiée dans le livre Les Légionnaires arméniens de Susan Paul Paty
Sur tout le plateau arménien, de nombreux sanctuaires anciens sont éparpillés, où, depuis des temps très anciens, les Arméniens se réunissaient pour suivre les traditions de leurs ancêtres, célébrant leurs fêtes nationales et rituels avec des festivités spéciales.
La fête la plus populaire était celle de Vardavar, où, au milieu de la chaleur estivale, des pèlerins affluaient de divers endroits, en groupes, familles ou clans, vers leur lieu de pèlerinage – qu’il s’agisse d’un ancien temple, d’un sommet montagneux, d’un complexe de grottes, d’une rivière, d’une source ou d’un arbre majestueux – pour célébrer l’Eau, ce don de la Nature, la pluie nourricière et rafraîchissante, ainsi que l’amour et ses divinités protectrices : la généreuse Astghik, déesse de la beauté et de l’amour, et Vahagn, le courageux et intrépide protecteur (comme le rapportent les prêtres de la Fraternité de Haik, prêtre Mihr Haykazoun et prêtre Harout Araqelyan).
Ces sanctuaires situés dans les territoires de l’Arménie occidentale ne subsistent plus. Après le génocide arménien, les pèlerinages autrefois nombreux vers ces lieux sacrés ont pris fin. Cependant, les célébrations de Vardavar et d’autres fêtes ont été immortalisées dans les œuvres des écrivains de différentes époques, dans les mémoires des participants, et elles se poursuivent, légèrement modifiées, sur le petit morceau de terre qui constitue l’Arménie actuelle.
La fête de Vardavar sur les pentes de Khoustoup en 1919
Dans la continuité de la fête des « Nouveaux fruits », la Terre qui mûrit ces récoltes et l’Eau vivifiante étaient également glorifiées. L’Eau… L’Eau qui conditionne la fécondité et la croissance, la Vie et l’existence, sans laquelle il n’y a ni croissance, ni germination, ni développement, ni prospérité…
«…Retire l’eau, prive toute créature de son humidité, et elle se desséchera immédiatement. Or, le dessèchement est synonyme de mort et d’anéantissement.»
« Sans eau, aucune graine ne peut germer sur terre », écrit Atrpet et continue.
« Les bardes chantaient l’amour et l’affection d’Astghik, son image et sa beauté, son énergie et sa vitalité, par lesquels les humains, ayant reçu l’esprit et les sentiments, vivaient une vie joyeuse. Grâce à ce sentiment, ils avaient transformé la terre en paradis, s’embrassant et s’enlaçant dans les flammes de l’amour, entrant dans un jardin d’extase pour passer des jours heureux et exaltants.
Sans l’amour et les émotions généreusement distribués par Astghik, ils considéraient la vie triste et insupportable, et sans les plaisirs qu’elle accordait, tous les paysages naturels seraient devenus sombres et mornes. Tout comme Astghik donnait des yeux vifs et brillants, ils considéraient que c’était aussi son don qui donnait les joues rosées, les mentons d’ivoire, les poitrines délicates, les tailles semblables à des cyprès, les sourcils arqués, les fronts radieux, les cœurs battants et les muscles tremblants. L’autre groupe de chanteurs, avec leurs poètes et danseurs, chantèrent à leur tour le génie d’Anahit, ses inventions, les dons qu’elle a faits à l’humanité, les beaux arts grâce auxquels l’homme avait transformé le désert en paradis, orné les vallées et les versants de montagnes avec mille richesses et fleurs colorées, et même les flancs rocailleux des falaises. »
L’un chantait les louanges du marteau et de l’enclume, un autre glorifiait la hache et la scie, un autre portait son attention sur la charrette et la calèche, tandis qu’un autre célébrait la charrue et le soc, le mors et le fer à cheval du cheval, l’arc et la flèche, les échelles et la meule, la peinture et la statue, la harpe et la flûte. En résumé, tous les arts et outils que l’homme avait obtenus grâce à la sagesse ingénieuse conférée par Anahit.
À chaque couplet chanté par les bardes, les danseuses le répétaient, se balançant d’avant en arrière, entrelacées dans un élan d’enthousiasme. Une brise légère effleurait les visages jeunes et rosés, leurs cheveux et leurs poitrines, et sous les rayons éclatants du soleil, leurs yeux brillants, leurs cheveux dorés et leur peau lisse scintillaient.
L’un chantait les louanges du marteau et de l’enclume, un autre glorifiait la hache et la scie, un autre portait son attention sur la charrette et la calèche, tandis qu’un autre célébrait la charrue et le soc, le mors et le fer à cheval du cheval, l’arc et la flèche, les échelles et la meule, la peinture et la statue, la harpe et la flûte. En résumé, tous les arts et outils que l’homme avait obtenus grâce à la sagesse ingénieuse conférée par Anahit.
À chaque couplet chanté par les bardes, les danseuses le répétaient, se balançant d’avant en arrière, entrelacées dans un élan d’enthousiasme. Une brise légère effleurait les visages jeunes et rosés, leurs cheveux et leurs poitrines, et sous les rayons éclatants du soleil, leurs yeux brillants, leurs cheveux dorés et leur peau lisse scintillaient.
« C’est Vardavar ! », criaient-ils en aspergeant sans pitié de l’eau fraîche des pieds à la tête. Les chanteurs, les danseurs, les musiciens et la foule, sans bouger de leur place, continuèrent à s’amuser jusqu’à ce que leurs vêtements soient secs sous les rayons du soleil. Les jeunes et les adolescents transportaient sans relâche de l’eau qu’ils versaient sur la tête des pèlerins, qui, affaiblis ou absorbés dans leurs pensées, s’étaient écartés.
— Aujourd’hui, c’est la fête de Vardavar, un jour pour rire et danser, criaient ceux qui lançaient de l’eau en sautant et en bondissant. — C’est la fête de notre protecteur, c’est Vardavar, on doit chanter, danser et rire, pas rester inactifs ou somnolents ! — Si seulement cette eau tombait du ciel, soupiraient les anciens et les personnes âgées, nous aussi, nous serions pleins de joie.
Les adolescents trempèrent tellement les pèlerins que pour éviter l’eau, tous finirent par rejoindre le cercle des danseurs et se mirent à chanter et à sauter avec eux.
La danse se poursuivit jusqu’au coucher du soleil. Bien que les pèlerins fatigués s’assirent sur l’herbe pour dîner, les chants, la musique, les danses et les jeux continuèrent sans relâche. Après avoir joué la mélodie du crépuscule, les pèlerins allumèrent de grands feux près de leurs tentes, autour desquels ils chantèrent, jouèrent de la musique et écoutèrent les histoires des bardes jusqu’à minuit, transmettant ainsi les récits de leurs ancêtres à leurs petits-enfants.
Photographie issue de la page de Kourm Mihr Haikazoun, avec nos remerciements…
«À tous nos héros, tombés pour la patrie arménienne.»…
« Des milliers de volontaires arméniens, venus de diverses régions du monde, ont participé à la Première Guerre mondiale, combattant bravement sur tous les fronts. Leurs actes de bravoure restent encore inconnus de nombreux individus.
Le 12 février 1919, lors de la Conférence de la Paix à Paris, un mémorandum commun signé par Avetis Aharonian et Boghos Nubar a été soumis, mettant en avant le rôle de la nation arménienne comme ‘belligérante’. Ce document plaidait pour la reconstitution d’un État arménien indépendant, en délimitant son territoire, incluant les sept vilayets de l’Arménie occidentale (y compris Trébizonde, la seule voie de sortie significative pour la Haute-Arménie vers la mer Noire), ainsi que l’unification de la République d’Arménie et de la Cilicie.
‘L’Arménie a gagné son droit à l’indépendance grâce à sa participation active et volontaire sur trois fronts : le Caucase, la Syrie et la France’, stipulait ce mémorandum. »
« LE VOLONTAIRE » (Avetis Aharonian)
À tous nos héros tombés pour la patrie arménienne…
Qu’est-ce qu’un volontaire ? Il n’est pas qu’un soldat ; il est bien plus. C’est une volonté de fer, les dents serrées face à la malédiction de la vie. Il ne naît ni ne meurt. Il est éternel, comme la souffrance, et indestructible, comme la flamme sortie des forges brûlantes de la raison.
Prométhée est le premier volontaire. Il a eu pitié de l’humanité misérable, errant dans l’obscurité et le froid, et a bravé la colère des dieux cruels pour voler le feu céleste et bénir l’âme du monde avec lumière et chaleur. Puis, cloué au rocher par la fureur des dieux, il a laissé les aigles déchirer son foie, sans un seul soupir. Le volontaire ne connaît pas la plainte, car sa volonté est une lutte sans fin pour l’auto-destruction, infinie et invulnérable.
Ne blessez pas la terre-mère par la violence. Malheur à vous si sa douleur, mêlée à sa sueur, s’élève des abîmes pour troubler les rayons justes du soleil ! Pourquoi cet agriculteur, pensif et sérieux, s’est-il arrêté ? Il scrute les vastes champs au loin, et le vent fouette son front sévère. Le chant du labour s’est tu ; les bœufs soufflent dans le sillon. Pour qui laboure-t-il ? Pourquoi ce jeune berger blond, penché sur le sentier, s’est-il soudain redressé ? Il oublie son troupeau, et son regard rêveur scrute les brumes sur les pentes des montagnes. Il écoute attentivement. Qui attend-il ? Hier, trois agneaux ont disparu de son troupeau. Il entend le mugissement de sa vache. Un voyageur solitaire passe par des vallées sombres et tristes. Son âme, ouverte aux vents comme une fleur à l’aube, murmure doucement à son cheval : ‘Doucement, mon âme, ralentis tes pas, la vallée est traîtresse.’
Dans le silence docile des foules inclinées, une cloche mystérieuse sonne toujours avec une cadence puissante et régulière. Le voyageur, le berger, l’agriculteur et même le soleil tendent l’oreille. Ne profanez pas la terre-mère par la violence. Malheur à vous, dans ses entrailles, la douleur de la maternité se tord. C’est l’alarme d’un ouragan. Les âmes ont bu du feu. »
Dans le silence, une cloche résonne et, sous le toit d’une cabane lointaine, la baratte va et vient. La vieille mère gémit doucement. Elle a fait un rêve la nuit dernière. Qui menace son enfant bien-aimé ? Ses larmes tombent sur la baratte, goutte après goutte. Un aigle plane au-dessus du laboureur. Le berger lève le poing vers le ciel. Le voyageur solitaire inspecte la vallée, cette vallée trompeuse. Pleure, mère, ah ! tes larmes sont versées pour le monde entier. Les agneaux ont été emportés, et dans les champs, la vache sans veau pousse des mugissements. La baratte va et vient, et dans la cabane lointaine, une mère pleure. Elle a fait un mauvais rêve la nuit dernière.
L’armée des conquérants, masse humaine grise, dressée sous le fouet de la loi implacable, est la malédiction de l’histoire. Le volontaire est la conscience des nations. Il déploie un voile de feu sacré sur la violence du champ de bataille, l’amour des champs blessés, et l’esprit des montagnes natales. Face à l’oppression, il brandit son épée nue, tel un ange, et extorque le secret de la mort pour le lancer dans le tumulte des siècles. Il est le seul maître de la forge de la liberté, et son œuvre est unique : briser les chaînes sous les coups victorieux de son marteau, toutes les chaînes. Il forge la vie de mille générations en brûlant la sienne dans le feu cosmique. Le volontaire est la conscience des nations !
La seule guerre juste est celle qui est menée pour la liberté de la patrie et de l’humanité. Tous les grands bouleversements des nations sont l’œuvre des volontaires. Toutes les légendes grandioses qui animent les idéaux de l’humanité sont l’œuvre des volontaires. Comme les torrents printaniers qui ravagent les montagnes, ils tracent des sillons profonds dans les pages de l’histoire.
Garibaldi et sa troupe sont un chant éternel, une rafale qui résonnera à travers les âges chaque fois que l’oppression et le mal s’abattront sur le monde. Prométhée a arraché le feu du ciel… »
C’était il y a environ quarante ans que je l’ai vu pour la première fois, le premier volontaire arménien — c’était un jeune homme brun, solidement bâti, avec des sourcils noirs comme un nuage sombre et des yeux ardents comme du charbon. Il est venu, a ouvert ma porte, a dit « bonjour », a pris un repos d’une nuit, tel un oiseau cherchant un nid, puis à l’aube, sans un mot, il s’en est allé vers les montagnes sombres de Bardogh. Les volontaires n’aiment pas parler. Ils sont toujours silencieux, comme la pâle Némésis. Il est parti et n’est jamais revenu. Ils ne reviennent jamais, les volontaires. Et s’ils reviennent, c’est pour repartir encore, jusqu’à… jusqu’à ce qu’ils tombent sous une pierre… Et il est parti, ce jeune brun. C’était Goloshean… Il est tombé dans la gorge de Chukhur.
Ensuite ? … Ensuite, la conscience douloureuse du peuple souffrant s’est épaissie et a éclaté comme une tempête. Une cloche mystérieuse sonnait d’une manière terrible et fascinante, résonnant au-dessus du despotisme qui régnait au-delà des montagnes. Et depuis trente ans, au-delà et en deçà des frontières, notre terre blessée et en sueur a jailli de ses entrailles justes des géants, des jeunes hommes robustes et courageux qui ont marché l’un après l’autre sur le dragon niché dans nos montagnes. La douleur de nos mères a agité l’âme de leurs fils. Le berceau en pleurs est le chant de guerre le plus puissant. Les sanglots que l’on entend sur le lange, causés par la main de l’oppression, forgent l’armure du volontaire. Des milliers sont partis à la suite des géants, partis et ne sont jamais revenus. Sous quelle pierre, dans quelle vallée rêvent-ils du pays natal ? »
Et le courage accumulé pendant trente ans d’insurrection éclata comme un dragon dans les vallées de Gharakilisa, sur les plaines de Sardarabad et dans les batailles d’Arara, s’élevant avec un rugissement. « Tu ne passeras pas. Ici, notre esprit est un rempart de granit ! » Quelle attaque, quelle bravoure… À Gharakilisa, quatre mille héros ont anéanti l’arrogance des hordes turques par leur mort. Et à Sardarabad, là où les vagues de l’Araxe observaient des milliers d’années, le volontaire arménien fit plier l’antique ennemi. Et à Arara, une poignée d’Arméniens courageux surprit les nations étrangères et ingrates par leur dévouement. Gharakilisa, Sardarabad et Arara resteront à jamais des monuments indestructibles, où le peuple arménien blessé et méprisé a de nouveau laissé son empreinte indélébile dans le grand livre de l’histoire universelle, celle de ses vertus militaires anciennes.
La vieille mère est morte depuis longtemps. Elle ne rêve plus. La baratte vide va et vient sous le souffle du vent. La jeune épouse, en proie à une rage et à une douleur insensées, a abandonné sa voile aux vents, essuyé ses larmes, et a étendu son âme sur son ventre fertile, où son enfant frémit.
La forêt de chênes majestueux a été abattue par la tempête dévastatrice, mais les pousses s’élèvent à nouveau vers le soleil. Et à travers toute la terre arménienne, dans chaque montagne, chaque vallée, chaque cabane, qu’elle soit en ruines ou habitée, vit la légende puissante, l’histoire infinie de ceux qui sont partis et de ceux qui arrivent…
Qui pourrait jamais nous arracher notre légende dorée — notre patrie libre ? »
Le précepte « Connais-toi toi-même » des sages de l’Antiquité appelle à l’introspection et résonne encore aujourd’hui, invitant à explorer et développer les couches inexploitées du potentiel intellectuel et physique de l’homme, à pénétrer dans les mystères de la Nature…
Le mithraïsme, avec sa sagesse ésotérique et ses rituels aux multiples significations, guide ses adeptes vers la révélation de la Vérité, à travers l’auto-perfectionnement, la persévérance, la rigueur méthodique et l’étude des lois naturelles.
Suivant courageusement son chemin structuré vers la perfection, le Mithraïste rigoureux, en tant que défenseur de la Patrie, soldat invincible et protecteur de la paix, façonne quotidiennement son esprit et son corps, guidé par le principe « Un esprit sain dans un corps sain » et par la « Triple maxime » : « Bonne pensée, Bonne parole et Bonne action ».
Privilégiant la paix et la clarté de l’esprit, le Mithraïste réfléchi accumule inlassablement ses compétences avec une volonté de fer, devenant un porteur de la Lumière et de la Sagesse pour les autres, enrichissant le monde par son esprit fertile, ses idées précieuses et universelles, et sa vertu à travers des actions nobles.
Selon l’ancienne sagesse, « Lorsque l’élève est prêt, le maître apparaît »…
Et les prêtres de la Fraternité Haykienne, Kourm Mihr Haykazoun et Kourm Harout Arakelyan, rappellent certains passages du Livre de la Sagesse Haykienne : « La perfection est un processus et non un don inné. Si tu refuses de vivre ce processus, la perfection ne viendra jamais. »
Les nobles défenseurs et gardiens inébranlables de la culture nationale arménienne, les Aryens Haykazoun, continuent aujourd’hui encore à vivre selon le système de valeurs hérité de leurs ancêtres, célébrant fêtes et rituels dans leur véritable sens, selon un calendrier précis, en harmonie avec les cycles de la Nature. Ils attachent également une grande importance à une alimentation particulière et à la méditation, afin de préserver leur corps et leur esprit dans une pureté maximale.
La fraternité secrète fondée sur de nobles idéaux, le mithraïsme, accompagne ses membres, par un rituel mystérieux qui n’est pleinement révélé qu’aux initiés, vers la Lumière de la Vérité, par la découverte progressive de nouveaux domaines de la Connaissance.
« Depuis les temps anciens, des moyens efficaces ont été élaborés pour transmettre la connaissance avec sagesse, en utilisant, avec la maîtrise d’un expert, diverses idées secrètes dissimulées derrière des symboles porteurs de sens.
Le chemin vers la Lumière de la Connaissance ne se révèle pas immédiatement au Mithraïste. Il faut d’abord surmonter une série d’épreuves, avec patience et une volonté inébranlable, gravissant les degrés de la connaissance et de la vertu. Avec une haute conscience de sa responsabilité, il développe ses qualités morales, trouvant des solutions équilibrées à tout problème avec un esprit serein, même dans les situations difficiles.
Au cours de sa formation, le Mithraïste progresse par étapes, accédant à des rangs appropriés, chacun porteur de son propre symbolisme et de sa propre signification », écrit Kourm Mihr Haykazoun.
Les Arméniens transformés par la Conscience Mithraïque, les Aryens, porteurs de l’esprit puissant de Hayk, sont les héritiers légitimes des glorieux rois et prêtres de leurs ancêtres, et maintiennent vivante aujourd’hui encore la flamme éternelle de la Sagesse, transmise à travers les âges.
« Le mithraïsme, avec sa volonté inébranlable et ses actions déterminées, ennoblit et illumine l’humanité, traçant une voie sans faille et guidant ses adeptes », rappelle Kourm Mihr Haykazoun, en ajoutant : « La vertu mithraïque repose sur l’honnêteté, la justice, la droiture et la discipline. Ne gaspille pas ton temps sur des sujets insignifiants. Sois toujours focalisé sur tes objectifs et prêt à affronter avec sagesse et courage les plus grands défis. »
« Le temps, éphémère et rapide, qui est donné à chacun au cours de sa courte vie, doit être rempli de sens à travers l’auto-perfectionnement, pour une activité féconde et bénéfique à la société. Ainsi, deviens l’incarnation des plus nobles idéaux en perfectionnant tes compétences, en affrontant les épreuves de la vie avec courage, et deviens cette valeur suprême qui est à la base de la vertu mithraïque : être intègre, droit et toujours en quête de la Vérité et de la Lumière », exhorte Kourm Mihr Haykazoun, en saluant les nouveaux membres de la fraternité mithraïque, qui ont choisi en pleine conscience, avec responsabilité et engagement, le chemin lumineux de la Connaissance et de la Connaissance de soi, en perpétuant les rites et traditions issus des profondeurs des millénaires.
Le novice, avant d’être admis dans la fraternité, est conduit dans la « Chambre de Méditation », où se trouvent seulement quelques objets symboliques. Dans la pénombre de la caverne, baignée par la seule lumière d’une bougie, il doit affronter seul sa première épreuve, se tenant au seuil de la transformation.